dimanche 16 décembre 2012

1. Scène d'introduction du film Furyo



Introduction de trois personnages principaux


La première scène du film commence par l'introduction du sergent japonais Gengo Hara, interprété par Takeshi Kitano (Gengo en japonais contient les kanji « origine » (gen) et le suffixe « go » qui indique une langue, Gengo peut être traduit par « langage des origines », ce qui peut être interprété comme un élément utile pour une certaine lecture). Nous allons en effet, au fil de cet analyse descriptive, montrer  qu'il va être le sujet par excellence du film pour montrer la transformation éthique qu'il peut sembler préconiser, et que nous présenterons plus en détail : il s'agit d'apprendre à interpréter ce que veulent dire les signes pour les autres, autrement dit à, d'une part, comprendre que les autres, pour un même signe qui peut nous sembler familier, n'utilisent pas forcément le même référant et, d'autre part, à apprendre les relations signifiants/signifiés d'autres systèmes symboliques. Bref, il va pouvoir s'agir d'inciter le spectateur à faire des efforts vers la troisièmeté pour devenir un interprétant inter-culturel et tendre vers une compréhension transculturelle de l'Homme.

Dans cette séquence, Gengo Hara commence par réveiller brutalement un autre personnage, puis lui donne un ordre en japonais qu'il ne justifie pas malgré le questionnement de son interlocuteur.

Introduction du Tom Conti (Colonel Lawrence): il est occidental et sa première réplique est une question en japonais. Il a une voix douce comparée à celle du japonais. Il parle la langue du camp opposé, et il essaie de savoir (il pose une question malgré le réveil brutal qu'on lui inflige) les intentions du japonais qui vient le réveiller. Tom Conti est celui qui fait l'effort de comprendre celui qui est différent.

Introduction du "Group Captain" Hicksley : ses premières paroles sont injonctives. Il est le porte-parole de son pays pour la durée d'incarcération de la troupe. Tout comme Gengo Hara, il ne parle pas la langue du camp opposé. D'ailleurs, Pendant ce plan, Gengo Hara et Hicksley sont réunis à l'écran : ils s'offrent à notre appréciation pour la comparaison. Il ont aussi le même grade (capitaine). Les deux personnages sont présentés sur un certain pied d'égalité, selon une certaine symétrie mais opposés en vis-à-vis. Nous constaterons par la suite que, par son immobilisme, Hicksley va servir de point de comparaison pour marquer la transformation éthique de Gengo Hara. Les voies opposées que les deux personnages vont prendre sont déjà suggérées : Hara quand il entend Hicksley marmonner détourne la tête et essaie de comprendre ce qu'il raconte (il dit « nani », locution qui veut dire à peu près « quoi » en japonais et qui, couplée à l'intonation aigüe avec laquelle elle est formulée, signifie une question du genre « qu'y a-t-il ? » « qu'est-ce qu'il y a ? » « quoi ? »). Il donne aussi un coup dans le vide avec son bâton (qui montre sa frustration de ne pas comprendre son interlocuteur, et par là même une certaine envie de le comprendre). Hicksley quant à lui rappelle à Lawrence qu'il « n'a pas à obéir » alors qu'il ne sait même pas « à quoi » il demande de ne pas obéir : il ne se soucie pas de ce que son vis-à-vis peut bien vouloir, il n'est pour lui guère plus qu'un barreau inerte de la prison dans laquelle il se trouve incarcéré.

Action de la scène


Lawrence désobéit à Hicksley en ré-interprétant la situation : cela rentre dans son rôle « d'agent de liaison ». Cette reformulation adaptée aux oreilles de son chef de groupe affirme son rôle de médiateur et d'interprète: Lawrence a accès aux « référants » respectifs de chaque camp et est capable de transmettre le sens des paroles d'une culture à l'autre. Il est en quelque-sorte un « double-interprétant » capable de transmettre plus que les mots le sens des phrases dans les deux directions. Les deux autres personnages, à ce stade, se bornent au sens littéral, aux manières de dire interprétées toujours de leur point de vue culturel.

Hara manifeste une fois de plus sa frustration : il se plaint que personne ne parle japonais parmi les anglais sauf Lawrence. Cette fois il frappe un soldat anglais quand celui-ci prend la parole : cela témoigne d'un respect strict des règles du camps : il ne frappe pas Hicksley qui est son égal en terme de hiérarchie (pour une situation similaire juste avant, il donne un coup dans le vide) mais se permet de frapper un moins gradé. Son comportement déontologique est exemplaire : il sait contenir ses émotions pour respecter la règle. Ce n'est pas le cas de Hicksley qui lâchera à son égard un colérique « bastard », témoignant de son pathologisme (au sens d'un comportement guidé par les émotions).

Le générique s'emboite sur la séparation des deux camps. En l'état actuel des choses, ils semblent irréconciliables. La différence est trop forte, et Lawrence paraît être, à ce stade, le seul espoir : en comprenant les deux camps, il va avoir la lourde tâche de transcrire les raisons d'un camp à l'autre pour maintenir le fragile équilibre de la situation. Un échec risquerait d'être lourd de conséquences, les conditions de survie des prisonniers de guerre dans les camps japonais de Java étant, historiquement, très compliquées.

Le générique accompagne le transfert de Lawrence de son baraquement vers un autre endroit : son délicat périple commence ici. La marche pour se rendre d'un camp à l'autre est tellement longue qu'elle permet de faire défiler à l'écran la liste des acteurs et la majorité du thème du film, représentant par la durée les laborieux efforts qui attendent Lawrence et, en même temps, représentant visuellement ET temporellement la longue distance entre les deux mondes. Cette idée est renforcée par la démarche laborieuse de Lawrence, bras ballants, corps oscillant légèrement de gauche à droite comme s'il reprenait le service d'un travail éreintant : malgré ses efforts, il n'arrive pas a réconcilier les deux camps, et semble désespéré. Un pont en rondins délimite le passage d'un camp à l'autre. On entend un tempo lourd derrière en fond musical, pesant, qui peut symboliser la lenteur du processus de réconciliation mis en oeuvre par Lawrence et qui cherche à rendre raisonnables les deux partis ; des petits accords aigus superposés peuvent laisser entendre qu'une solution possible peut être envisagée par une voie plus légère, plus émotionnelle.

On aperçoit un bâtiment en bois en deux morceaux où il manque le milieu. Le nom du réalisateur apparaît et relie les parties détruites en comblant l'entre-deux : il va tenter de présenter une voie pour concilier les deux camps. Java 1942 apparaît au même endroit, et indique la situation spatio-temporelle pendant laquelle l'histoire, et par là même sa démarche, vont se dérouler.

Sur-interprétation et life-lesson


Le premier plan du film est opportun pour une sur-interprétation : un gecko sur une cloison en feuilles tressées monte vers le plafond. A travers cette image, l'ambition du film peut être lue d'une certaine manière : ce plan plan peut être lu comme un foreshadowing global du film, où l'on peut considérer qu'il est question de donner une life-lesson sur la manière dont on peut apprendre à connaître les autres:



Ci-dessus, l'article consacré au "gecko" dans l'ouvrage L'imaginaire et la symbolique dans la Chine Ancienne (p.139) de Maurice Louis Tournier (il faut garder à l'esprit que les caractères de l'écriture japonaise sont issus des caractères chinois, d'où la corrélation possible entre la symbolique chinoise et la symbolique japonaise).

Dans la Chine ancienne, le gecko était crédité d'un « venin dangereux », et il était souvent confondu avec un autre lézard, le « margouillat », qui lui est inoffensif. Il va s'agir dans ce film d'apprendre à distinguer le gecko du margouillat. Les deux étant indifférenciables à l'oeil nu, il est nécessaire de passer outre les apparences pour les (re)connaître. C'est ce dont il s'agit dans ce film qui va partir des différences formelles et apparentes des deux camps (au sujet de l'interprétation culturelle des valeurs, par exemple l'honneur) pour montrer un fond commun (les mêmes valeurs sont partagées par les deux camps). Une séquence qui va particulièrement dans ce sens est celle de la discussions au sujet du suicide, qui révèle que les deux camps célèbrent la même valeur (l'honneur) mais de manières opposées (via le suicide pour le japonais alors que cet acte est considéré en face comme une lâcheté : pour l'anglais, rester en vie pour surmonter les conséquences de ses actes est une dignité).

Le gecko est surnommé le « tigre des cloisons », tandis que le margouillat a pour habitude de courir sur (sous) les plafonds : ce n'est que lorsque l'on sait interpréter leurs comportements respectifs que l'on est en mesure de juger qui ils sont. Il s'agit ici, au sujet des personnages très différents qui nous sont présentés, d'interpréter la mise en forme des valeurs par chacune des cultures pour remonter, à partir des différences apparentes, vers une compréhension plus profonde qui dévoile un accord originel sur les valeurs qui comptent.

Si cette image peut aussi être vue comme un foreshadowing, c'est parce que traditionnellement on utilisait le « sang » des lézards pour vérifier la vertu des femmes, dans le but de « veiller sur les palais ». Ce rôle va être attribué au Major Jack « Strafer » Celliers, incarné par David Bowie. Cet intrus, qui a adopté la vie esthétique après s'être repenti de la vie morale, engagé dans l'armée par motivation suicidaire (il s'est « jeté dans la guerre avec soulagement ») va être inoculé dans le camp de prisonnier, comme s'il était ce sang de lézard. Il va mettre à l'épreuve la stabilité du système, celui d'une société hautement hiérarchisée, par l'intermédiaire du Capitaine Yonoi. Ce dernier, « bras droit » de l'organisation du système (il est placé à la droite du juge au tribunal militaire), déstabilisé par la présence du Major, va vivre un conflit interne, celui d'un individu produit par une société dualiste hyper-pro-rationaliste qui va se trouver en proie à ses émotions. L'intrigue de film va ainsi consister à nous tenir en haleine sur l'issue de son refoulement, ce dernier étant réclamé par son rôle au sein de l'armée japonaise (et plus généralement porté par son inscription dans une société hiérarchisée aux exigences strictes) et reconnu comme un signe culturel de vertu morale.

Par ailleurs, toujours d'après Maurice Louis Tournier, la queue de lézard était accusée entre autres de « pénétrer dans l'oreille des dormeurs et de leurs sucer le cerveau ». Jack Celliers est en effet celui qui va entrer par le corps pour libérer la personne d'une emprise mentale en la faisant déborder d'émotions.

Un décadrage intervient avant que le gecko ou le margouillat n'ait finit son trajet : nous l'avons vite "classé" parmi les lézards sans plus d'attention : à ce stade nous ne nous demandions pas si son comportement était important pour connaître sa nature.

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