Le film de Nagisa Oshima oppose deux points vue moraux différents, dont chacun en prendra pour son grade puisqu'ils seront tous deux responsables des événements tragiques qui se dérouleront sous nos yeux.
D'un côté, le camp japonais applique une morale quasi-kantienne. Si la Raison motive par elle-même dans la théorie kantienne (d'où le fait qu'elle soit "pratique"), c'est sous la forme dogmatique du Bushido et de la Loi en vigueur qu'elle fait rage chez les japonais présents ici. Ainsi, Yonoï ne cesse de faire des efforts pour ne pas se laisser déterminer par sa sensibilité (le monde phénoménal) et continuer de suivre la sorte de loi morale qui fait autorité dans son système culturel (voir la scène du dojo). Comme chez Kant, cette loi morale agit sur le monde phénoménal par l'intermédiaire de l'idée d'un Souverain qui prend ici la forme d'une entité fantasmée émanant de l'organisation structuraliste de la société. Gengo Hara au début du film annonce être déjà mort, lui qui estime avoir sacrifié sa personne pour l'Empereur (pape de ce Souverain bien) malgré qu'il continue d'être un organisme vivant. La place de tout ce qui a trait au corps est à refouler, et la souffrance est instrumentalisée pour affirmer sa force de dévotion.
De l'autre côté, les anglais, qui semblent dans un premier temps faire preuve de jugement éthique (Hicksley se jette à plusieurs pour secourir ceux qui sont frappés). Toutefois, le film nous montre que ce n'est qu'une apparence. Hicksley, responsable des prisonniers dans le camp, fait preuve d'un acharnement idéologique en ne voulant pas négocier avec l'ennemi, quitte à sacrifier le bien-être et en fin de compte la vie de certain d'entre eux (voir à ce sujet sa double-chance ratée d'arranger les choses et ses conséquences tragiques dans les chapitres 13 et 14). De même, dans les flashback, les occidentaux sont montrés comme des faibles au sens nietzschéen qui sont réunis par des prêtres (également au sens nietzschéen) pour détruire les forts (toujours au sens nietzschéen).
Le film propose des situations où d'une part nous pouvons constater que les divergences entre les deux systèmes sont davantage formels que profonds. Ainsi, la discussion entre Lawrence et Hara au sujet du suicide montre que les deux camps s'organise autour de la même valeur : l'honneur. C'est au niveau de l'interprétation de ce même concept qu'émerge la divergence. Pour les japonais, c'est un honneur de se sacrifier et de ne pas avoir peur de soumettre son corps à la souffrance et son être à la mort. Pour les anglais, ceci est considéré comme une lâcheté, celle de fuir ses responsabilités par peur d'endurer les afflictions qui en découlent. Bien entendu, les japonais considèrent aussi l'attitude des occidentaux comme une peur de la douleur issue du sacrifice et comme une paresse à l'égard de valeurs supérieures à leur confort personnel.
Mais passons au plus important, à savoir la manière dont la caméra nous transmet des points de vue, ceci afin de dégager certains des enseignements éthiques que peut nous proposer le film.
Par la position de la caméra, le film nous fait partager différents rôles sociaux. Que ce soit auprès des anglais ou auprès des japonais, nous sommes présents dans certaines scènes comme si nous participions aux tâches des différents protagonistes. Ainsi, nous sommes situés comme si nous tenions la pelle quand Celliers se fait ensevelir, nous sommes aux côtés de Yonoi quand les souffrants nous fixent, et nous sommes placés aussi fixement que lui quand il annonce avec flegme à Lawrence qu'il va être sacrifié injustement au nom d'un ordre dont il ne fait même pas partie.
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| La caméra adopte le point de vue des soldats japonais qui manient la pelle, comme si participions, tout comme eux, à l'ensevelissement de Celliers. |
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| Les malades anglais fixent leur regard pratiquement dans la direction de la caméra. Ils regardent en fait Yonoï, aux côtés duquel nous sommes, comme si nous collaborions avec lui. |
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| Nous sommes caché derrière Yonoï, la caméra est d'autant plus fixe que ce dernier annonce flegmatiquement à Lawrence qu'il va mourir injustement juste pour l'exemple. |
De cette manière, le film, en nous mettant le nez dans les saletés de la guerre et en faisant mine de nous y faire participer, nous invite à réagir de manière responsable.
Les anglais ayant le rôle des opprimés dans le camp, ce sont d'autres moyens qui sont mis en oeuvre pour rendre compte de leurs implications dans la causalité des événements.
Pour montrer l'impact des décisions d'Hicksley, une séquence où il doit répondre correctement pour sauver ses troupes se voit répétée dans un intervalle très cours, la seconde apparaissant environ 3 minutes plus tard. Les échecs successifs et leurs conséquences aggravées par rapport aux précédentes accentuent la monstration de la responsabilité d'Hicksley en rajoutant des dominos à son effigie dans la chaine de causalité des événements. L'incompétence d'Hicksley dans son rôle de responsable des troupes est d'autant plus marquée que Yonoï lui a posé cette deuxième question en fil rouge tout au long du film, tout en n'ayant pas exigé grand chose-d'autre de sa part, signe d'une attitude conciliante qu'un bon négociateur aurait comprise et gérée.
Le premier ratage d'Hicksley:
Et le second, qui fait suite à une ultime provocation de sa part et qui se situe environ 3 minutes plus tard:
Par ailleurs, le film renforce le côté dramatique en insistant sur l'ampleur des souffrances. Celles-ci sont montrées sur des durées longues, aux musiques lourdes et au rythme lent. Elles sont violentes, cruelles et mènent souvent à la mort. Elles sont placées dans la succession directe de scène où les protagonistes sont offensés symboliquement, jamais physiquement (mensonge d'Hicksley, baiser de Celliers). Ainsi, le montage nous invite à penser, en alliant pathos et logos, le lien de causalité entre des conséquences humainement gravissimes et des raisons substantiellement faibles, comme en témoigne la longue mise à mort de Celliers pour s'être interposé sans violence entre Yonoï et Hicksley, ou la sortie des éclopés (dont un succombera) exigée par Yonoï pour imposer son leadership (même si, comme nous l'avons soutenu, c'est surtout Hicksley qui est responsable).
Les deux exemples cités en images:



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