lundi 17 décembre 2012

0. Introduction

Présentation


Le dossier ici présent sous forme de blog est composé de deux parties.

La première est la description analytique du film Furyo / Merry Christmas Mr. Lawrence en 16 chapitres successifs abordant à peu près tous les passages du film, ainsi la présente introduction. Tous sont accessibles via la colonne latérale droite. Il s'agit d'une lecture possible du film, avec une hypothèse de départ que nous préciserons un peu plus bas. L'attitude adoptée fut d'étudier la relation support filmique / un spectateur (moi-même) pour dégager des inférences possibles au sujet du comportement des personnages entre eux, et ainsi tenter de faire parler les images d'un point de vue éthique.

La deuxième partie est celle du commentaire du film. Elle est composée de trois sous-parties thématiques : un commentaire d'après la philosophie morale, un second commentaire d'après les gender studies et un troisième volet consacré à une étude de réception à partir d'avis d'internautes postés sur IMDB. Le choix de réaliser la partie "Commentaire" s'inspire de la lecture des différents modèles dans le livre Analyser un film : De l'émotion à l'interprétation (L. Jullier)

Hypothèse de départ


Nous postulerons que le film Furyo a pour ambition de montrer les conséquences éthiques auxquelles aboutissent certaines forces sociales qui s'exercent dans deux sociétés différentes. D'un côté les japonais hyper-rationalistes qui sacrifient et se sacrifient pour l'ordre social (voir à ce sujet notamment les différents suicides par Hara-Kiri ainsi que le sacrifice de Lawrence dont l'injustice est assumée), de l'autre les anglais égalitaristes qui se liguent contre tout élément s'écartant du troupeau (voir à ce sujet les précautions prises par Lawrence à l'égard du soldat homosexuel ; le bizutage du frère de Celliers). Cette participation à l'oppression est ce qui réunit les deux camps, qui d'ailleurs semblent partager dans le fond les mêmes valeurs (voir la discussion sur le suicide entre Hara et Lawrence). Par ailleurs, l'importance portée envers la déontologie du côté des japonais entraîne un rejet du corps qui se retrouvera tout le long du film.

dimanche 16 décembre 2012

1. Scène d'introduction du film Furyo



Introduction de trois personnages principaux


La première scène du film commence par l'introduction du sergent japonais Gengo Hara, interprété par Takeshi Kitano (Gengo en japonais contient les kanji « origine » (gen) et le suffixe « go » qui indique une langue, Gengo peut être traduit par « langage des origines », ce qui peut être interprété comme un élément utile pour une certaine lecture). Nous allons en effet, au fil de cet analyse descriptive, montrer  qu'il va être le sujet par excellence du film pour montrer la transformation éthique qu'il peut sembler préconiser, et que nous présenterons plus en détail : il s'agit d'apprendre à interpréter ce que veulent dire les signes pour les autres, autrement dit à, d'une part, comprendre que les autres, pour un même signe qui peut nous sembler familier, n'utilisent pas forcément le même référant et, d'autre part, à apprendre les relations signifiants/signifiés d'autres systèmes symboliques. Bref, il va pouvoir s'agir d'inciter le spectateur à faire des efforts vers la troisièmeté pour devenir un interprétant inter-culturel et tendre vers une compréhension transculturelle de l'Homme.

Dans cette séquence, Gengo Hara commence par réveiller brutalement un autre personnage, puis lui donne un ordre en japonais qu'il ne justifie pas malgré le questionnement de son interlocuteur.

Introduction du Tom Conti (Colonel Lawrence): il est occidental et sa première réplique est une question en japonais. Il a une voix douce comparée à celle du japonais. Il parle la langue du camp opposé, et il essaie de savoir (il pose une question malgré le réveil brutal qu'on lui inflige) les intentions du japonais qui vient le réveiller. Tom Conti est celui qui fait l'effort de comprendre celui qui est différent.

Introduction du "Group Captain" Hicksley : ses premières paroles sont injonctives. Il est le porte-parole de son pays pour la durée d'incarcération de la troupe. Tout comme Gengo Hara, il ne parle pas la langue du camp opposé. D'ailleurs, Pendant ce plan, Gengo Hara et Hicksley sont réunis à l'écran : ils s'offrent à notre appréciation pour la comparaison. Il ont aussi le même grade (capitaine). Les deux personnages sont présentés sur un certain pied d'égalité, selon une certaine symétrie mais opposés en vis-à-vis. Nous constaterons par la suite que, par son immobilisme, Hicksley va servir de point de comparaison pour marquer la transformation éthique de Gengo Hara. Les voies opposées que les deux personnages vont prendre sont déjà suggérées : Hara quand il entend Hicksley marmonner détourne la tête et essaie de comprendre ce qu'il raconte (il dit « nani », locution qui veut dire à peu près « quoi » en japonais et qui, couplée à l'intonation aigüe avec laquelle elle est formulée, signifie une question du genre « qu'y a-t-il ? » « qu'est-ce qu'il y a ? » « quoi ? »). Il donne aussi un coup dans le vide avec son bâton (qui montre sa frustration de ne pas comprendre son interlocuteur, et par là même une certaine envie de le comprendre). Hicksley quant à lui rappelle à Lawrence qu'il « n'a pas à obéir » alors qu'il ne sait même pas « à quoi » il demande de ne pas obéir : il ne se soucie pas de ce que son vis-à-vis peut bien vouloir, il n'est pour lui guère plus qu'un barreau inerte de la prison dans laquelle il se trouve incarcéré.

Action de la scène


Lawrence désobéit à Hicksley en ré-interprétant la situation : cela rentre dans son rôle « d'agent de liaison ». Cette reformulation adaptée aux oreilles de son chef de groupe affirme son rôle de médiateur et d'interprète: Lawrence a accès aux « référants » respectifs de chaque camp et est capable de transmettre le sens des paroles d'une culture à l'autre. Il est en quelque-sorte un « double-interprétant » capable de transmettre plus que les mots le sens des phrases dans les deux directions. Les deux autres personnages, à ce stade, se bornent au sens littéral, aux manières de dire interprétées toujours de leur point de vue culturel.

Hara manifeste une fois de plus sa frustration : il se plaint que personne ne parle japonais parmi les anglais sauf Lawrence. Cette fois il frappe un soldat anglais quand celui-ci prend la parole : cela témoigne d'un respect strict des règles du camps : il ne frappe pas Hicksley qui est son égal en terme de hiérarchie (pour une situation similaire juste avant, il donne un coup dans le vide) mais se permet de frapper un moins gradé. Son comportement déontologique est exemplaire : il sait contenir ses émotions pour respecter la règle. Ce n'est pas le cas de Hicksley qui lâchera à son égard un colérique « bastard », témoignant de son pathologisme (au sens d'un comportement guidé par les émotions).

Le générique s'emboite sur la séparation des deux camps. En l'état actuel des choses, ils semblent irréconciliables. La différence est trop forte, et Lawrence paraît être, à ce stade, le seul espoir : en comprenant les deux camps, il va avoir la lourde tâche de transcrire les raisons d'un camp à l'autre pour maintenir le fragile équilibre de la situation. Un échec risquerait d'être lourd de conséquences, les conditions de survie des prisonniers de guerre dans les camps japonais de Java étant, historiquement, très compliquées.

Le générique accompagne le transfert de Lawrence de son baraquement vers un autre endroit : son délicat périple commence ici. La marche pour se rendre d'un camp à l'autre est tellement longue qu'elle permet de faire défiler à l'écran la liste des acteurs et la majorité du thème du film, représentant par la durée les laborieux efforts qui attendent Lawrence et, en même temps, représentant visuellement ET temporellement la longue distance entre les deux mondes. Cette idée est renforcée par la démarche laborieuse de Lawrence, bras ballants, corps oscillant légèrement de gauche à droite comme s'il reprenait le service d'un travail éreintant : malgré ses efforts, il n'arrive pas a réconcilier les deux camps, et semble désespéré. Un pont en rondins délimite le passage d'un camp à l'autre. On entend un tempo lourd derrière en fond musical, pesant, qui peut symboliser la lenteur du processus de réconciliation mis en oeuvre par Lawrence et qui cherche à rendre raisonnables les deux partis ; des petits accords aigus superposés peuvent laisser entendre qu'une solution possible peut être envisagée par une voie plus légère, plus émotionnelle.

On aperçoit un bâtiment en bois en deux morceaux où il manque le milieu. Le nom du réalisateur apparaît et relie les parties détruites en comblant l'entre-deux : il va tenter de présenter une voie pour concilier les deux camps. Java 1942 apparaît au même endroit, et indique la situation spatio-temporelle pendant laquelle l'histoire, et par là même sa démarche, vont se dérouler.

Sur-interprétation et life-lesson


Le premier plan du film est opportun pour une sur-interprétation : un gecko sur une cloison en feuilles tressées monte vers le plafond. A travers cette image, l'ambition du film peut être lue d'une certaine manière : ce plan plan peut être lu comme un foreshadowing global du film, où l'on peut considérer qu'il est question de donner une life-lesson sur la manière dont on peut apprendre à connaître les autres:



Ci-dessus, l'article consacré au "gecko" dans l'ouvrage L'imaginaire et la symbolique dans la Chine Ancienne (p.139) de Maurice Louis Tournier (il faut garder à l'esprit que les caractères de l'écriture japonaise sont issus des caractères chinois, d'où la corrélation possible entre la symbolique chinoise et la symbolique japonaise).

Dans la Chine ancienne, le gecko était crédité d'un « venin dangereux », et il était souvent confondu avec un autre lézard, le « margouillat », qui lui est inoffensif. Il va s'agir dans ce film d'apprendre à distinguer le gecko du margouillat. Les deux étant indifférenciables à l'oeil nu, il est nécessaire de passer outre les apparences pour les (re)connaître. C'est ce dont il s'agit dans ce film qui va partir des différences formelles et apparentes des deux camps (au sujet de l'interprétation culturelle des valeurs, par exemple l'honneur) pour montrer un fond commun (les mêmes valeurs sont partagées par les deux camps). Une séquence qui va particulièrement dans ce sens est celle de la discussions au sujet du suicide, qui révèle que les deux camps célèbrent la même valeur (l'honneur) mais de manières opposées (via le suicide pour le japonais alors que cet acte est considéré en face comme une lâcheté : pour l'anglais, rester en vie pour surmonter les conséquences de ses actes est une dignité).

Le gecko est surnommé le « tigre des cloisons », tandis que le margouillat a pour habitude de courir sur (sous) les plafonds : ce n'est que lorsque l'on sait interpréter leurs comportements respectifs que l'on est en mesure de juger qui ils sont. Il s'agit ici, au sujet des personnages très différents qui nous sont présentés, d'interpréter la mise en forme des valeurs par chacune des cultures pour remonter, à partir des différences apparentes, vers une compréhension plus profonde qui dévoile un accord originel sur les valeurs qui comptent.

Si cette image peut aussi être vue comme un foreshadowing, c'est parce que traditionnellement on utilisait le « sang » des lézards pour vérifier la vertu des femmes, dans le but de « veiller sur les palais ». Ce rôle va être attribué au Major Jack « Strafer » Celliers, incarné par David Bowie. Cet intrus, qui a adopté la vie esthétique après s'être repenti de la vie morale, engagé dans l'armée par motivation suicidaire (il s'est « jeté dans la guerre avec soulagement ») va être inoculé dans le camp de prisonnier, comme s'il était ce sang de lézard. Il va mettre à l'épreuve la stabilité du système, celui d'une société hautement hiérarchisée, par l'intermédiaire du Capitaine Yonoi. Ce dernier, « bras droit » de l'organisation du système (il est placé à la droite du juge au tribunal militaire), déstabilisé par la présence du Major, va vivre un conflit interne, celui d'un individu produit par une société dualiste hyper-pro-rationaliste qui va se trouver en proie à ses émotions. L'intrigue de film va ainsi consister à nous tenir en haleine sur l'issue de son refoulement, ce dernier étant réclamé par son rôle au sein de l'armée japonaise (et plus généralement porté par son inscription dans une société hiérarchisée aux exigences strictes) et reconnu comme un signe culturel de vertu morale.

Par ailleurs, toujours d'après Maurice Louis Tournier, la queue de lézard était accusée entre autres de « pénétrer dans l'oreille des dormeurs et de leurs sucer le cerveau ». Jack Celliers est en effet celui qui va entrer par le corps pour libérer la personne d'une emprise mentale en la faisant déborder d'émotions.

Un décadrage intervient avant que le gecko ou le margouillat n'ait finit son trajet : nous l'avons vite "classé" parmi les lézards sans plus d'attention : à ce stade nous ne nous demandions pas si son comportement était important pour connaître sa nature.

samedi 15 décembre 2012

2. Hara-kiri

Dans cette scène Gengo Hara exige un Hara-Kiri, comportement qui fait réagir violemment Lawrence (« vous voulez me faire haïr les japonais ») qui menace de couper les ponts. Ainsi nous est montrée la divergence dont nous parlions au sujet de l'interprétation des valeurs : pour le japonais, il s'agit, suite à une faute, de rétablir son propre honneur par le suicide tandis que, pour l'anglais, il s'agit au contraire de vivre avec ses fautes pour s'en repentir.

Un autre personnage principal est introduit. Il s'agit de Yonoi, présenté en costume traditionnel : il est un parangon de la vie éthique pour un japonais, entendue comme la manière dont un japonais, pour un japonais, doit se comporter moralement.

Lawrence hausse le ton et mime la manière japonaise de parler : il s'adapte à la situation pour se faire comprendre, il sait utiliser les manières de parler de l'autre culture et les employer à propos. Il parlait jusqu'alors à Hara d'une manière moins conventionnelle, mais avec l'épisode du hara-kiri il a réajusté immédiatement son langage. 

Si Hara a fait un écart vis à vis du règlement et n'a pas averti son supérieur, c'est en référence à un autre code plus fondamental : le code du bushido. Or, ce code est moins formalisé, il repose sur les principes plus que sur les procédures. Hara est donc capable de juger des règles d'après les principes.

→ une première idée consiste à dire que c'est un moyen proposé par le film pour régler les conflits moraux de manière éthiques. En effet, nous allons voir juste après, comme annoncé précédemment, que la différence porte sur la divergence des interprétations d'un même principe (cas du suicide par rapport à l'honneur).

Yonoi accepte temporairement la réponse mais demande des justifications. Yonoi est en mesure d'accepter de juger d'après des principes et d'outrepasser la rigidité du règlement, signe de sa capacité à se comporter de manière éthique, de prendre une certaine distance vis-à-vis de la déontologie dont on attend de lui qui l'applique rigoureusement.

En regardant le souffrant, Yonoi plisse les yeux, et laisse son visage se déformer : il n'est pas indifférent à la souffrance d'autrui, il semble avoir, derrière les apparences que lui prête sa position, une certaine empathie. Par la même occasion, nous pouvons penser qu'il porte un masque, lui qui se force à parler sèchement et à se tenir droit comme la justice, et qu'il a la faiblesse (ou la force?) d'être émotif.

Arrivée au tribunal

Sur le trajet du tribunal en Jeep : sur le bord, un marché où l'on voit tout le monde de dos. Derrière, l'institution (tribunal). Les gens vendent de la nourriture, des aliments pour le corps → on ne voit pas leurs visages. Le visage exprime les émotions, or, on peut imaginer que l'on refuse, chez les japonais (du moins dans le film), les émotions que pourrait produire le fait de s'alimenter. On mange pour se nourrir, pas pour prendre plaisir, d'où la censure des émotions qui pourraient résulter de l'acte alimentaire, en ne montrant pas les visages.

Arrivée au tribunal, gros plan en traveling arrière sur Yonoi, après un traveling en arc de cercle : il regarde au fond du couloir avant d'y pénétrer, il se met en condition, il veut contrôler la situation. Il resserre les lèvres, se crispe : il campe son masque. Il ne faut pas que son corps parlent à l'insu de son esprit. On peut dire qu'il entre dans le rôle que son environnement social attend. Over the shoulder shot sur son entrée dans la salle : il s'agit pour Yonoi de réussir une entrée conformément à la procédure, à bien "jouer" le rôle qu'il occupe.

Contraste entre les deux virages à 90° de Yonoï dans deux situations différentes:





Il y a un ventilateur dans la pièce : le cerveau, lieu où la raison a élu domicile, est constamment en surchauffe chez les japonais, on retrouvera d'ailleurs ce ventilateur à plusieurs reprises, et de la fumée semblera même s'échapper de la tête de Yonoï vers la fin du film.

Au cours de la discussion, les corps sont immobiles, les mouvements nécessaires et uniformes : un mouvement de caméra rapide et direct accompagne le mouvement de Yonoi quand il change d'interlocuteur. Ce mouvement en public tranche avec celui dans le couloir, en coulisse, où il s'agissait d'atteindre un résultat similaire (changement de direction à 90 degrés). Il n'avait pas saluer les autres protagonistes dès son entrée, avant qu'on les lui présente: il ne doit voir que ce qui est nécessaire à chaque étape de la procédure.

D'un côté le thé, de l'autre le cendrier. Au milieu, la boite à cigarette. Il se voit proposer une cigarette, peut être pour vérifier sa loyauté, s'il n'a pas été corrompu par l'occident: son choix entre la tradition ("thé" est un des premiers kanji que les enfants japonais apprennent) et la cigarette, nouvelle mode de l'époque en provenance de l'occident, et symbole de consommation inutile. Plus tard dans le film, Yonoï se mettra à fumer de cette manière. Faire le lien entre le refus de la cigarette à ce stade et son acceptation à la fin du film peut être lu symboliquement comme un signe de la transformation éthique du personnage, comme si celui-ci s'était ouvert culturellement (ici par l'intermédiaire de l'incorporation d'une pratique sociale d'une autre société).

vendredi 14 décembre 2012

3. Scène du procès

Dans cette scène on assiste à l'introduction du personnage Jack « Strafer » Celliers. Il est présenté au milieu du cadrage, face à la tête pensante du procès qui est placée au dessus de lui comme une épée de Damoclès. Il a un chapeau dans sa main droite qu'il tient en vue de ses adversaires (il revendique son statut d'esthète) et le poing gauche serré de dans son dos contre son derrière. La main, dont Aristote disait: « Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais c'est parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. » est l'outil de tous les outils, celle via laquelle l'homme maîtrise par son intelligence les phénomènes du monde sensible, naturels. Dans le budo, elle est celle qui doit prendre efficacement le rôle du sabre quand elle ne le tient pas. Celliers, en positionnant sa main à cet endroit, « s'assoit dessus » cet instrument qui permet la prise de pouvoir effective de la raison sur le monde. Chez tous les autres protagonistes, c'est cette main qui est présentée seule à la place du chapeau.



Le tribunal prend place, Yonoi retire ses gants blancs.

Celliers répond de manière elliptique aux questions formelles. Il refuse de transcrire par les mots l'évidence qui s'offre aux yeux de tout le monde (on lui demande de confirmer son nom). Ses interlocuteurs ont une attitude de méfiance face à la réalité sensible, ils ne croient qu'à la réalité intelligible, et ont besoin de mots qu'ils analyseront ensuite. Il précise qu'il s'est rendu pour éviter que les villageois se fassent tuer. Les japonais sont ceux qui se sacrifient pour leur pays, Celliers est celui qui se sacrifie pour des individus humains (asiatiques pour les villageois, anglais pour Hicksley plus tard).

Le juge demande de lire l'acte d'accusation. Lui et son "bras gauche" (le japonais à droite pour nous) détournent les yeux vers le procureur qui entame la lecture. Ils ne focalisent leur regard que sur la synthèse langagière des faits.

A contrario, Yonoi ne détourne pas son regard de Jack Celliers. Une musique (violon) s'enclenche simultanément avec le recadrage sur Yonoi, donnant l'impression de refléter un état interne de ce dernier, plus spécifiquement un état de déséquilibre émotionnel. La musique est placée en double-opposition directe avec les paroles qui récapitulent les chefs d'accusation. La première consiste à opposer la parole à la mélodie. Si toutes deux sont sonores et véhiculent à l'ouïe le même type de stimuli, la première s'appuie sur une grammaire contrairement à la seconde. Schopenhauer plaçait la musique comme un art à part. Si tous les autres arts « renvoient, de manière plus ou moins immédiate et intuitive, aux forces présentes dans l'homme et dans le monde (« idées » des forces de la volonté) » (Clément Rosset, Ecrits sur Schopenhauer, p.224, Puf), et donc s'inscrivent dans le monde sensible fatalement déterminé (et à partir de là instrumentalisable par la raison), la musique relève, elle, « d'un ailleurs absolu » qui ne peut pas être appréhendé par la raison. « Nous ne pouvons plus y trouver la copie, la reproduction de l'Idée de l'être tel qu'il se manifeste dans le monde » dit Schopenhauer, ce qui signifie qu'elle n'est pas une grammaire du monde, c'est à dire que son fonctionnement ne peut être compris d'après une transcription des relations au sein d'un système grammairien dont fait usage l'intelligence pour se représenter le monde. La seconde opposition concerne le contraste entre la gravité des propos débités et la douceur de la musique entendue.

Le recadrage lent se dirige dans la direction du locuteur des paroles qui est alors absent du champ, comme si nous tournions la tête à la manière du juge pour écouter les paroles en les regardant (à la manière dont gens au début du siècle tournaient la tête pour regarder la radio quand ils croyaient qu'elle racontait quelque-chose d'important), pour s'arrêter sur le visage en arrière plan de Yonoi presque au centre, en même temps que l'apparition complète du locuteur dans le champ et la disparition complète de Celliers.



Un très lent travelling avant s'initie, tous les mêmes personnages japonais sont restés présents à l'écran, un peu comme si nous prenions conscience que quelque-chose cloche dans l'agencement des japonais, qui pourtant nous était montré jusqu'alors comme parfaitement maîtrisé. Un léger recadrage qui place Yonoi parfaitement au centre associé à un très court zoom-avant nous fait signe que nous avons localisé l'anomalie. Il s'agit de Yonoi qui regarde en direction de Celliers alors que le juge regarde le procureur (locuteur). En même temps, Yonoi regarde presque dans notre direction et nous allons à sa rencontre. Dès lors, nous semblons avoir la confirmation que la musique n'est pas là pour donner un effet dramatique aux propos tenus par le procureur mais pour caractériser un état émotionnel de Yonoi.

Le travelling avant centré sur Yonoi se poursuit, nous essayons de comprendre ce personnage non pas en diminuant la distance focale (ce qui pourrait vouloir dire que nous l'étudions à la loupe, et donc d'un point de vue rationnel, mais en essayant de pénétrer son corps pour ressentir, comme lui la ressent, la situation. Ce travelling semble être une analogie de ce que Yonoi est en train de faire quand il est en train de regarder Cellier (effet miroir).

Yonoi laisse échapper un battement de paupières et relâche sa bouche qu'il avait contractée avant d'intégrer son poste au tribunal, puis resserre ses lèvres aussitôt. Il est déstabilisé et lutte pour garder le contrôle sur ses émotions.

Un contrechamp brutal est fait sur Celliers qui écoute l’interprète lui annoncer le sort qui est susceptible de lui être réservé. Il est simultané avec l'arrêt net des violons qui sont remplacés par une musique constituée de couples de sons dissonants "un grave/un aigu" qui donne une forte impression de mystère, et qui semblerait s'accorder avec l'état émotionnel de Celliers, apparu dans le champ en même temps qu'elle, et qui attend des informations sur une issue qui ne concerne pas moins que sa survie.

Cette rupture champs (sur Yonoi) / contrechamp (sur Cellier) semble nous montrer la non-réciprocité des sentiments entre les deux personnages : ils ne sont pas sur la même longueur d'onde (musicale comme au sens figuré). L'information que nous pouvons en tirer est que Celliers, à ce stade, n'a pas remarqué les maigres signes qui différenciaient Yonoi par rapport aux autres japonais. Celliers est centré sur lui-même. D'ailleurs, il regarde du coin de l'oeil mais fixement en direction du procureur. Il ne regarde pas la personne qui est en train de lui dire des mots (le traducteur/interprète qui lui parle à l'oreille), mais celle qui a prononcé le sens des mots. Il semblerait que cela marque son rejet du structuralisme : Celliers semble ne pas considérer ce qui vient d'être dit comme une décision émanant d'une organisation sociale où chacun n'est qu'un porte-parole d'une décision qui a émergée de la totalité du groupe (où la décision n'est pas le fruit de la somme des individus d'une totalité mais considérée comme émergente à partir du Tout, ce dernier étant considéré comme une entité constituée à partir de la totalité, mais à qui on peut imputer la seule responsabilité de ce genre d'actes), mais plutôt d'imputer la responsabilité de ce qui vient d'être dit dans la personne (individuelle) qui serait à l'origine d'un discours qu'elle prononcerait sous couvert de sa propre conscience.

Les commentaires au cours desquels Celliers se plaint sont "rayés" du compte-rendu du procès : non seulement il sont inutiles à la procédure, mais en plus ils manifestent des impressions individuelles, ce qui n'a pas sa place chez les japonais.

Yonoi interroge Celliers


La caméra est placée derrière Celliers, un peu sur le côté et nous fait voir le visage de tous les personnages de l'institution en place. Cette position de caméra nous indique à l'avance que l'action va venir vers nous, de l'institutions japonaise vers le côté où se trouve Celliers. Yonoi se lève, fait quelques pas vers Celliers. On peut y voir un foreshadowing puisque, par sa démarche, Yonoï va effectivement faire l'effort d'aller vers Celliers pour l'aider et le sauver de la peine qu'il encoure. A ce stade, la question est de savoir si c'est l'institution par l'intermédiaire de Yonoi qui va vers Celliers, ou bien si c'est l'individu Yonoi qui fait un pas vers Celliers ? L'effort vers Celliers est redoublé par la référence culturelle anglaise, pays d'origine de Celliers, par laquelle Yonoi introduit le dialogue.


L'allusion à Hamlet peut être interprétée comme un message caché de la part de Yonoi à Cellier. En effet, Hamlet est celui qui feint la folie pour venger son père. Yonoi semble dire à Celliers qu'il n'est pas comme ses compatriotes japonais, que sa position dans la société japonaise le contraint à feindre d'être un rôle impersonnel et à cacher qu'il est un être humain avec tout ce que cela comporte d'émotions. Cette fois encore, on peut y voir un message de la part du film : si Yonoi est tel Hamlet, alors celui qui feint la folie peut fort bien tomber pour de bon dans la folie. Si Yonoi est effectivement Hamlet feignant la folie, une fin tragique est à prévoir, une hécatombe. Nous pouvons donc voir ici aussi du foreshadowing.

Aussi, Yonoi peut vouloir dire à Celliers qu'il essaie de le sortir de cette situation mais que, pour cela, il est contraint de le faire selon les règles japonaises, à savoir en feignant la folie hyper-rationnelle.

Yonoi mets les mains dans ses poches : il cache ses mains, qui comme tout à l'heure peuvent être perçues comme l'instrument du cerveau, l'outil de la raison pour domestiquer le monde.

Contrechamp sur Celliers, qui regarde du côté du juge. → Est-ce l'institution qui parle pour lui tendre un piège et lui faire avouer des choses, ou bien est-ce l'individu Yonoi qui parle en son nom, et ainsi qui ouvre une possibilité à Celliers d'arranger sa situation par l'intermédiaire d'un allier qui pourrait le défendre des autres japonais, institution comprise.

Celliers clôture sa réponse à Yonoi en l'appelant par son titre de Capitaine. Yonoi reprend Cellier en complétant son titre par son nom : Capitaine Yonoi. Il envoie un signe à Celliers qu'il parlait bien en son nom propre : en effet, l’interrogatoire étant terminé, il n'y avait plus pour Yonoi d'intérêt à jouer la comédie pour faire parler Celliers. Cette volonté de se faire appeler par son nom en plus de son grade par un étranger peut être vue comme un témoignage de la sincérité de Yonoi, que celui-ci cherche effectivement à aider Celliers et non pas le piéger.

La discussion terminée, Yonoi sort les mains de ses poches avant de s'adresser à son supérieur, le juge. Il reprend son rôle de « bras droit » dans la structure, et se prononce dans un sens favorable à Celliers.
Le bras gauche du tribunal, parangon rationaliste, va objecter qu'il n'y a pas de preuve que ce que dit Celliers est vrai (la preuve étant ce dont la raison a besoin pour juger). Yonoi va répondre qu'il « croit » que Celliers dit la vérité : la foi étant traditionnellement ce qui s'oppose à la raison.

Conscient que cela ne suffira pas pour faire pencher la balance envers sa décision irrationnelle, Yonoi ré-interroge Celliers, les mains visibles cette fois, des mouvements de doigts alambiqués pouvant signifier une certaine angoisse. Yonoi espère montrer à Celliers que ce n'est plus l'homme Yonoi qui parle mais le Capitaine qu'il incarne, et ce par nécessité pour lui venir en aide en même temps que conserver lui-même son intégrité. Il le fait parler jusqu'à trouver une pseudo-preuve de ce qui lui serait arrivé. Celliers dit qu'il s'est fait battre, Yonoi en demande la preuve, Celliers montre son dos meurtri. Yonoi arrête là l'interrogatoire : il sait qu'il n'aura pas mieux pour défendre Celliers.

Le tribunal se retire pour délibérer. La décision est incertaine, et si il est sauvé, ce sera grâce à son corps, porteur d'un semblant de preuve (il aurait pu être battu par n'importe qui), avec l'appui de Yonoi pour le faire parler contre la raison qui cherchait à le faire condamner à mort.

En marge des délibérations, l’interprète annonce à Celliers qu'une décision défavorable est corrélative à la longueur d'une délibération. Cela laisse supposer qu'en cas d'aporie, on préfère l'injustice au doute. On préfère sacrifier un individu plutôt que de déstabiliser le système, tel l'idéaliste Socrate préférant boire la cigüe (un système injuste vaut mieux que pas de système du tout). Plan surplombant : la décision se délibère en haut-lieu, elle est entre les mains d'une instance supérieure aux simples individus, un système englobant.

Le verdict est annoncé : celui-ci est différé. Celliers se relâche et laisse son corps lâcher un soupir.

jeudi 13 décembre 2012

4. Péripéties

Simulacre sordide

Deux japonais entrent et ordonnent à Celliers de se lever. Suck eggs est écrit au mur et semble illustrer les pensées de Celliers.

Contre champs : au dessus d'un des deux japonais, il est écrit Fat Pig juste au dessus de la tête du japonais. La caméra est placée derrière Celliers, et le Fat Pig semble sortir de son crâne comme une bulle de BD. Le point qui relie FAT PIG au crâne de Celliers fait penser aux petites bulles servant à indiquer le contenu d'une pensée en Bande Dessinée.

Une manière d'exprimer les pensées d'un personnage en passant par l'image.

Celliers fait mine de se raser. Il parle en direction du mur et simule une conversation. Il écrase son mégot fictif et son pied se dirige vers la brèche située en bas à gauche du cadre. Foreshadowing: il se dirige vers une situation dangereuse, où le sol peut s'écrouler sous ses pieds.

Foreshadowing: le pied de Celliers orienté vers la brèche dans le sol (et vers laquelle son pied va avancer) nous informe par une métaphore stylistique du danger qui le guette.

Execution avortée de Celliers


Celliers revêt un bandeau blanc sur les yeux au moment de l'exécution pour ne pas que le peloton voit les yeux de Celliers quand il va mourir. On cherche, dans le camp japonais, à diminuer l'impact des émotions pour ne pas se laisser affecter par ce qui vient de la sensibilité.

Celliers est attaché bras en croix, comme Jesus : la poutre en bois sur laquelle sont fixés les anneaux rappelle la croix. Celui qui ordonne le tire ne regarde pas en direction de la victime. Ainsi, la responsabilité des acte est diluée entre les personnages et ceux-ci sont mis à distance de leurs actes. 

Après le tir du peloton, zoom avant sur Celliers à partir du camp japonais et au travers d'une fumée blanche. Nous constatons qu'il est en vie simultanément avec l'apparition de Yonoi dans le champ. Il semble être le bon génie de Celliers et on peut deviner qu'il est à l'origine de la fin heureuse de cet épisode.

Scène suivante


Hara dort. Il est réveillé par Lawrence. Il a derrière lui un sabre (probablement de samourai) et à côté un chapeau de cowboy. Hara allume une cigarette. La cigarette est un conditionnement du tabac occidental. C'est à cette époque que le phénomène prend de l'ampleur : c'est une mode naissante. Hara montre son ouverture à la culture occidentale, il lui est perméable.

Deux branches de feuilles au dessus de Lawrence, situé entre un soldat asiatique (coréen ou japonais) et un soldat occidental (le hollandais) semblent former un pont entre les deux.

Hara a annonce avoir rêvé de Marlene Dietrich en Mandchouri. La Mandchourie est à l'époque l'avant-poste de l'occupation de la Chine par le Japon. Il constitue une frontière terrestre avec l'étranger. Hara semble en effet vouloir se rapprocher des étrangers, aller à leur rencontre.

Lawrence demande que le soldat occidental qui a eu des rapports homosexuels soit transféré, car ses camarades sont au courant. → Lawrence insinue que l'homosexualité est réprimée par les occidentaux. Or, nous avons vu tout à l'heure qu'elle l'était également du côté japonais. La répression de l'homosexualité semble être un point commun aux deux pays.

On peut aussi interpréter cela comme si le soi-disant « viol » du hollandais, dans le milieu sans femmes du camp de prisonnier, avait ouvert la voie à une reconfiguration des normes sexuées parmi les soldats anglais. En effet, il est sous-entendu par Lawrence et Hara que le soldat en question risque fort de se faire violer par ses camarades : il devient identifié par le groupe comme membre sexuellement dominé et, puisque Lawrence soutient qu' « ils ne sont pas pédés pour autant », comme personnage féminin de substitution pour les soldats. A ce sujet, voir notre commentaire "gender studies".

Un re-cadrage vient placer le milieu du cadre sur un rondin qui part du couvre-chef de Lawrence posé à terre, au milieu et en bas. Il isole le soldat qui a eu des rapports homosexuels des deux autres personnages. En même temps, un autre rondin placé perpendiculairement relie le soldat à Lawrence, accompagnant par l'image la camaraderie de Lawrence qui tente d'aider le soldat. Puis un second re-cadrage qui centre un mat blanc séparant Hara dans un habitat traditionnel de Lawrence qui est sur le pas de l'entrée. D'un côté, l'intérieur d'une habitation (espace agencé culturellement selon une certaine logique), de l'autre, l'extérieur, plus proche de la nature (des instincts, des émotions). Lawrence entre de l'extérieur sur le pas de l'entrée de l'habitation : il tente par ses efforts de concilier les deux mondes.




Hara essaie d'en savoir plus sur l'homosexualité du côté anglais. Il prétend que les anglais ont tous peur de l'homosexualité, ce qui n'est pas le cas des samouraïs. Effectivement, le shudo était autrefois valorisé et avait pour fonction de participer à l'éducation à la vertu des jeunes samouraïs. Il semblerait que Hara reproche plutôt aux anglais de dénaturer la pratique de l'homosexualité par rapport à celle qu'en faisait les samouraïs, car elle n'enseignerait pas la vertu. Lorsque Lawrence déclare que tous les soldats ne deviennent pas « pédés », Hara fait mine de lui lancer la cigarette au visage mais en décale la trajectoire. Il semble agacé que Lawrence utilise un trope péjoratif réduisant l'homosexualité à une perversion.

A ce stade, nous pouvons interpréter le rapport à l'homosexualité de Hara différemment. Lorsqu'il voulait condamner le coréen à se suicider, il semblerait que ce ne soit pas parce qu'il a eu des rapports homosexuels, mais précisément parce qu'il a eu ce type de rapport avec un ennemi. En effet, Hara a montré à plusieurs reprise son respect envers le Bushido, le code d'honneur des samouraïs. Celui-ci préconise le shudo, autrement dit les rapports homosexuels, mais entre les samouraïs d'un même camp, et dans un but pédagogique et vertueux. Ce que Hara condamne en voulant punir le coréen ayant eu des rapports homosexuels avec le hollandais, c'est d'avoir eu ce type de lien avec un ennemi, alors qu'il l'encouragerait s'il s'agissait d'une pratique entre soldats d'un même camp, conformément au shudo. La réponse de Lawrence sur la question de l'homosexualité énerve Hara, car elle est en opposition avec le bushido (Lawrence désigne les rapports homosexuels entre les soldats anglais comme des déviances symptomatiques de l'enfermement). Hara, quand on annonce l'arrivée d'un nouvel officier anglais, déclare « un pédé de plus ». Il semble vouloir dire par là un nouveau profanateur du bushido.

Arrivée de Celliers


La caméra film l'introduction de Celliers dans le camp en filmant au travers de barbelés en premier plan. Un travelling avant s'enclenche et nous pénétrons à l'intérieur de la prison en même temps que Celliers y soit intégré. Le corps de Celliers était déjà à l'intérieur du camps avant le travelling, mais n'avait pas de valeur. Seul compte le changement de responsabilité de tutelle entre la police militaire (chargé du déplacement du détenu) et le Sergent Hara en charge des détenus au sein du camp. Avant cette procédure formelle, qui a lieu simultanément à notre « pénétration » dans le camp par le mouvement de la caméra, la personne Celliers n'est pas considéré comme dans la prison malgré la présence de son corps dans l'enceinte. 

mercredi 12 décembre 2012

5. Discussions Yonoï / Lawrence / Hicksley




Yonoi / Lawrence


Dans la salle, on retrouve un ventilateur (dont un spécimen était présent dans les coulisses du tribunal avant le procès. Cette fois encore, il s'agit de garder la tête froide correctement pour réfléchir correctement, mais aussi de prendre garde au risque de surchauffe : la situation peut exploser à tout moment, surtout avec le refus de Hicksley de coopérer (qui arrivera en fin de séquence), et qui se révélera plus tard être à l'origine de la catastrophe.

Ombres rayées du store sur le visage de Yonoi, il semble être lui aussi prisonnier du camp, mais davantage par l'étroitesse de la liberté que lui permet son rôle. Quand Yonoi évoque Celliers, les mêmes violons que dans la salle du tribunal, lorsque Yonoi fixait Celliers, reprennent. Yonoi parle avec une voix plus calme et plus basse avec Lawrence, comme à chaque fois qu'il n'a plus ses gants. Ses paroles semblent en accord avec sa pensée, ce qui ne semble pas être le cas quand il joue son rôle de Capitaine et parle d'un ton rude, d'une voix d'autant plus forte qu'il cherche à masquer ses émotions. Il pose des questions d'ordre privée (« êtes-vous un ami intime de ce soldat »).

Lawrence demande à Yonoi pourquoi il s'intéresse à lui. Etant dans la troisièmeté, il sait interprété le changement de comportement du japonais et à compris que l'intérêt porté par Yonoi pour Celliers était particulier. Mécanisme de défense de Yonoi qui appelle Hara. Ce dernier entre dans la pièce → cela lui permet de reprendre son rôle de capitaine (il hausse le ton), et de ne pas répondre à la question. Celle-ci l’embarrasse peut-être et, n'ayant pas de « raison » à avancer en réponse à cette question (mais plutôt un intérêt irrationnel, au fondement émotionnel), il crée une situation qui fait participer seule sa raison. Lawrence ré-itère sa question, Yonoi esquive de la même manière.

Puis c'est Hicksley qui entre, il est le seul vêtu d'un short, ce qui lui donne un air de vacancier. Quand Yonoi lui pose une question, il se redresse et regarde face à lui en récitant le règlement en guise de réponse. Il ne dépasse pas le stade du rapport direct au référant de son propre langage, il n'a aucune diplomatie et ne sait pas prendre en compte l'altérité culturelle de son interlocuteur pour comprendre ce qui est important afin de négocier avec lui. Cela agace Yonoi, qui lui est dans la troisièmeté quand il sait à quoi fait référence Hicksley en invoquant ce point de règlement (Yonoi invoque la « Convention de Genève » à laquelle se réfère Hicksley). Yonoi montre qu'il est en mesure de jouer aussi avec le règlement et, puisque Hicksley va sur ce terrain là, il le menace de le remplacer, conformément aux possibilités que lui offre sa juridiction à l'écart de la convention de Genève. Hicksley ne comprend pas : il demande à Lawrence qui, d'habitude, joue l'interprétant pour son camp. Hicksley se plaint ensuite des rations, encore une fois il n'a pas vu que ses rations sont les mêmes rations standards des deux camps → s'il avait évalué les rations en interprétant la situation, il se serait rendu compte de l'idiotie d'une telle demande (comment aurait-il pu alors exiger pour les prisonniers des rations meilleures que celles des militaires japonais?).

Lawrence excuse auprès de Yonoi le comportement d'Hicksley, qu'il prétend considèrer comme une personne honorable. Yonoi prouve encore une fois qu'il est dans la troisièmeté : il ne fait pas l'erreur d'entendre le sens du mot « honorable » prononcé par Lawrence comme ce qu'entendrait un japonais par honorable mais comme ce qu'un anglais entend par « honorable » (sinon, il aurait témoigné son désaccord). Il sait utiliser le terme dans son sens anglais dialectiquement à son avantage : l'honneur du côté anglais est utilisé comme dignité inhérente à la personne humaine, non comme une distinction d'un mérite supérieure, Yonoi propose donc de remplacer cette personne « honorable » puisque presque toutes les personnes humaines le sont d'égale manière du point de vue anglais.

Les troupes d'Hicksley défilent démotivées. Hicksley demande des conseils à Lawrence pour négocier la situation. Lawrence dit à Hicksley qu'il devrait l'écouter parce qu'il connait les japonais. Hicksley hausse le temps et prétend les connaître aussi : ce sont des ennemis comme n'importe quels autres. Lawrence soupire. Hicksley n'a pas su faire la différence entre l'homonymie du terme « connaître », utilisé par Lawrence dans le sens de « comprendre le fonctionnement » et repris par Hicksley à son compte dans le sens de « avoir connaissance de l'étiquette ». Une nouvelle fois, la différence entre l'interprétant (Lawrence) et le référant (Hicksley) est soulignée. Pour vérifier une information fournie par Lawrence, Hicksley lui demande « où il a étudié »: il fait une nouvelle fois appel à un référant (le lieu d'étude) pour juger, il réduit la crédibilité des propos de Lawrence à sa filiation formationnelle plutôt qu'au contenu propositionnel directement.

mardi 11 décembre 2012

6. Péripéties (2)


Scène de Lawrence dans le baraquement anglais


Lawrence a une main sur une poutre de la charpente du toit : c'est Lawrence qui « tient la baraque », qui permet la survie des soldats anglais. Un peu à l'image d'Atlas portant le monde.

Lawrence empêche le toit de s'effondrer sur les soldats anglais : c'est en effet sur ses épaules que repose leur sort.

Scène de nuit ou Hara veut voir Celliers


Hara descend de nuit dans le camp de prisonniers anglais. Il a besoin d'une lampe pour voir dans cet espace, de la même manière qu'il a besoin d'un guide pour comprendre cet environnement. Il cherche Lawrence, seule personne capable de l'éclairer sur le fonctionnement de cet endroit occidentalisé. S'ensuit une discussion sur les motifs qui ont conduit Celliers à atterrir ici. Hara veut comprendre pourquoi un officier anglais se rend, alors qu'un japonais de son envergure se suiciderait. Il a besoin de Lawrence pour faire la lumière sur ce point. Pour faire comprendre à Hara le point de vue occidental sur le suicide, il l'explique sur le ton sec d'un japonais. Cela permet de renforcer par une analogie l'idée selon laquelle ce point de vue peut être défendu selon les mêmes bases que le point de vue japonais. Anglais et japonais ont le même postulat : tous deux veulent être digne d'honneur. Lawrence va montrer que d'un même postulat on peut aboutir par un raisonnement d'égale rigueur à des conclusions opposées.

Hara déclare être mort le jour de ses 17 ans, quand il s'est voué à l’Empereur. Autrement dit, il n'a plus de droit de vie ou de mort sur sa propre personne, il ne joue plus de rôle décisionnel mais seulement instrumental. Il se considère comme mort car il a aliéné sa raison à autrui pour devenir un instrument d'une Raison supérieure (celle de l'Empereur). Le fait qu'il prétende être mort par ce biais témoigne qu'il ne reconnaît comme vie que la vie rationnelle. Lawrence insinue dans sa réponse à Hara que celui-ci sait qu'il n'est pas vraiment mort, autrement dit que Hara comprend que la vie ne se résume pas qu'à cette capacité à disposer de ses propres choix rationnels, mais aussi à la vie organique et émotionnelle d'un corps.

Celliers en affirmant à Lawrence qu'il ne comprend ni ne pressent pourquoi Yonoi l'a sauvé montre qu'il ne sait pas interpréter le comportement du japonais. Cela le place dans une position à peu près symétrique à celle de Yonoi, par rapport au fondement humain commun aux deux cultures opposées.
Celliers apprécie esthétiquement les yeux de Hara. Il ne cherche pas à interpréter sa présence ici (et donc son comportement). Il se cantonne aux impressions, au seul aspect superficiel du corps qui se présente à lui, indépendamment de ce dont celui-ci invite à comprendre par sa présence.
Yonoi est aussi venu voir Celliers. Contrairement à Hara il ne s'en approche pas pour avoir un rapport perceptif direct. Yonoi veut seulement s'assurer de la convalescence de son détenue, le corps de Celliers étant pour Yonoi le médiat qui doit nécessairement être guéri pour permettre lui permettre d'appréhender l'âme de celui qui l'intrigue.

lundi 10 décembre 2012

7. Expressions corporelles




Un zoom avant sur le baraquement des prisonniers anglais, à partir d'une position éloignée, avec en fond la musique que nous avons eu l'habitude d'entendre dans les moments où Yonoi prenait attention à ses propres émotions (regard insistant vers Celliers au tribunal avant de l'interroger, conversation privée entre Yonoi et Lawrence au sujet Celliers et de son « amitié » éventuelle) qui est interrompue par les cris de Yonoi.
La séquence par son zoom nous invite à épier, d'une part l'intimité du baraquement anglais (qui est le point de mire du zoom), d'autre part le conflit interne vécu par Yonoi (en entendant la musique qui nous semble dorénavant symboliser un déséquilibre émotionnel chez lui, et qui est ici interrompue par ses cris de lutte).
Le plan suivant se situe à l'intérieur du baraquement, nous voyons Lawrence, l'anglais le plus proche de l'entrée/sortie de l'endroit (et donc de Yonoi qui est visuellement absent mais dont on entend les cris), se déplacer plus à l'intérieur pour rejoindre Celliers qui est de l'autre côté d'un muret, allongé dans un sens inverse.
Celliers se plaint des bruits, il demande à se faire expliquer pourquoi Yonoi crie ainsi. Il demande pourquoi il ne « dit pas ce qu'il a sur le coeur ». Lawrence lui répond que c'est exactement ce qu'il fait. Cette scène montre à nouveau que Celliers, contrairement à Lawrence, ne sait pas interpréter les formes d'expressions du personnage japonais. Il ne comprend pas ce que son comportement signifie. Lawrence confirme un peu plus son rôle de médiateur et d'interprétant.

Le soldat anglais ayant eu des rapports homosexuels sursaute après un cris de Yonoi. Le raccord entre le son du cri de Yonoi avec l'image de la bouche de l'anglais se déformant et s'ouvrant nous donne l'impression que l'anglais joue le rôle d'un médium incarné par la « partie insensée » de l'âme de Yonoi (au sens platonicien du terme : voir Monique Dixsaut, Platon, pp.186-187, L'union de l'âme et du corps), la « partie rationnelle » de l'âme de Yonoi ayant un ascendant trop fort sur la personne de Yonoi pour permettre à celle-ci de s'exprimer par le langage.

Un redoublement du cri succède aux paroles du jeune soldat déclarant avoir fait un cauchemar, cette affirmation donnant par ailleurs une information pour interpréter la nature des cris : si notre supposition est juste, ces cris sont l'expression d'une souffrance. Puis les deux personnages regardent en direction du mur qui donne sur l'extérieur. Le plan consécutif nous montre Yonoi maniant le sabre avec un autre  personnage. La scène nous évoque selon toute vraisemblance un lien de cause à effet entre le cri de Yonoi et le cauchemar de l'anglais : le bruit d'un cri de combat a bien pu lui créer du stress pendant son sommeil, provoquant un cauchemar suivi d'un réveil. Mais en même temps, nous pouvons y voir une confirmation que c'est bien quelque-chose de la personne de Yonoi qui s'était incarné dans le médium anglais.

Entrainement au sabre de Yonoi


Yonoi s'entraîne au sabre avec un autre soldat. Il joue le rôle de tori, c'est à dire de celui qui « travaille » un mouvement par opposition à uke, celui qui agit pour faire travailler l'autre. A chaque attaque de son adversaire, Yonoi effectue sans hésitation une réponse efficace et adaptée à la situation. Ceci est le fruit d'un long entraînement visant à incorporer des techniques prédéfinie par un programme d'entraînement pour produire le plus vite possible la réponse attendue à un certain type d'attaque. Yonoi connaît et applique parfaitement ce code de conduite comme il fait analogiquement avec le règlement culturel dont il est imprégné et auquel il obéit corps et âme. Via cette session au sabre, Yonoi tente de faire reprendre à son mental le contrôle de son corps, corps qu'il sent commencer à agir par lui-même et dont il veut re-dociliser.

Execution du coréen

Après que Yonoi ait avoué son trauma (il n'était pas là quand ses camarades se sont faits tués et aurait voulu mourir avec eux), le suicide organisé du coréen est mis en place.

Pendant qu'Hicksley continue de réciter le règlement qui fait autorité pour lui, le coréen, pour faire Hara-Kiri, est sur un tapis ressemblant à la cloison du premier plan du film où le lézard se trouvait. Son corps tremble devant ce que sa tête lui impose de faire. Un officier chargé de le décapiter lui demande de garder la tête droite. Même dans la douleur la plus extrême il est attendu de lui que son cerveau garde en laisse son corps.
L'officier, impassible, le frappe plusieurs fois à l'épaule pour le punir de ne pas y parvenir. Hara arrive en courant pour l'achever. Il avait déjà montré des signes d'empathie mais cet empressement peut notifier sa transformation vers plus d'humanité.
Le hollandais-victime, qui avait déjà « ressenti » les cris du corps de Yonoi, se tranche la langue et meurt simultanément avec la décapitation du coréen. Une fois encore, son corps semble avoir partagé la souffrance d'un autre.
Chaque camp a une réaction qui lui est propre : les japonais restent en place pour honorer leur mort tandis que les anglais sont en désordre, il n'y a plus règle qui vaille et Yonoi le leur reproche.
Il demande l'approbation de Lawrence qui lui refuse. Yonoi s'adapte et propose un compromis : il s'agira de jeûner en l'honneur des défunts plutôt que leur rendre un honneur plus « martial ».
Refus catégorique de Hicksley qui s'entête à ne pas chercher à comprendre.

dimanche 9 décembre 2012

8. Le choix de Celliers


Tous les prisonniers sont contraints au jeûne, Celliers rapporte des hibiscus rouges pour les manger. Il prétend avoir goûté à la fois aux « manjus », nourriture régulière traditionnelle des japonais depuis le quatrième siècle, et aux hybiscus, symboles d'amour, de changement et d'éveil des sens notamment en Asie. Sa préférence le porte vers les seconds, et il réaffirme son choix en croquant la fleur qui lui est tendue par le gardien.

En effet, avant de devenir esthète, Celliers était le pendant occidental de Yonoi, comme nous allons le voir sous la forme d'un flashback dans son premier souvenir. Après avoir suivi les conventions sociales de sa culture avec un certain succès (il avait une position sociale élevée et une carrière d'avocat prometteuse), il s'est repenti vers la vie esthétique, à la manière des furitas qui émergent de nos jours. Les raisons de ce renversement des valeurs chez Celliers, conversion éthique d'une attitude morale déontologique vers une vie esthétique sont expliquées dans le premier flashback, où il sacrifie son frère au nom de sa position sociale, mais nous y reviendrons le moment venu.

De son côté, Gengo Hara prouve qu'il s'est transformé depuis le début du film au moment où il démasque que c'est un chant funèbre qui est chanté par les anglais.



Celliers à la fin de la scène va proposer à Yonoï cet « éveil des sens », autrement dit cette conversion éthique, en lui tendant la fleur. Yonoï est déstabilisé : c'est une des premières fois qu'il baisse le ton de sa voix en présence de ses hommes, ce que ne manque pas de remarquer un de ses soldats (ce dernier le fixe). S'ensuit une réaction immédiate de ce soldat qui, ayant compris le danger que Celliers représente pour le corps social des japonais (il est en train de renverser psychologiquement le chef de camp Yonoï), va tenter d'éliminer le fauteur de trouble.

samedi 8 décembre 2012

9. Tentative d'assassinat

Le soldat qui veut protéger l'organisation sociale du camp n'hésite pas à assassiner un de ses camarades: le sacrifice d'un membre du corps social n'est pas problématique s'il se justifie par la protection de l'intégralité du corps social.

Le soldat (à droite) remarquant l'attitude déstabilisée de Yonoï.
Sa réaction ne tarde pas et il n'hésite pas à tuer son camarade qui lui barre la route.
Pour commettre l'assassinat, le soldat revêt le hachimaki (bandeau blanc) autour de son front (comme le font les kamikaze à la même époque), afin d'avoir assez de courage pour se sacrifier lui-même pour son groupe et par extrapolation pour son pays.

Au moment où il donne l'attaque, Celliers esquive, et le japonais transperce le tapis persan en même temps que le sol. 
Qui tue un tapis tue un ami.
En sur-interprétant, on peut dire que le japonais tente d'assassiner celui qui est, par rapport à lui-même, différent. Mais cette différence n'est qu'apparente, puisqu'en même temps il tente de tuer son semblable. Le japonais, en transperçant le tapis, plante en même temps le sol que ce tapis masquait. Or, ce sol est le même pour les deux hommes. Nous pouvons donc par métaphore imaginer qu'en tentant de tuer quelqu'un d'apparemment différent, il tente à son corps défendant de tuer son semblable, autrement dit une partie de lui-même. Ce « suicide » (à l'échelle de l'espèce, on peut dire que l'homme, en tuant l'homme, se tue lui-même) va prendre une forme propre un peu plus tard, quand le même japonais reprendra la dague, plantée d'une manière quasi-identique à celle dans laquelle il l'avait laissée (lorsqu'il l'a plantée dans le tapis), pour se faire Hara-kiri.
La dague, sur laquelle la séquence commence en gros plan avant de dézoomer et de recadrer vers le soldat, passe d'instrument de la tentative de suicide de l'espèce à l'instrument du suicide de l'individu.
Entre temps, Celliers, qui avait pris la dague pour s'échapper, refuse de l'utiliser pour combattre Yonoï et la plante également dans le sol. On peut imaginer qu'il s'agit d'une nouvelle ruse de Celliers pour survivre, lui qui met sa tête au service de son corps. Ainsi, il déstabilise psychologiquement Yonoï tout en gardant l'arme à portée de main (si sa ruse ne prend pas).
Celliers enterre la "dague" de guerre, tout en la gardant à portée de main.
Cette manœuvre est particulièrement habile puisque le bruit que susciterait le combat ameuterait de toute façon d'autres gardes. Vu qu'il n'y a plus aucune issue pour s'échapper, autant rester soi-même en vie et ne pas abîmer Yonoï puisque ce dernier a montré un rôle plutôt protecteur jusqu'à maintenant.
La mort a frôlé les deux anglais, comme le montre l'emplacement de la dague.
Au final, la sentence « si tu combats par l'épée tu périras par l'épée » est de mise. Le japonais, au moment de son suicide, justifie auprès de Yonoï sa tentative d'assassinat : « cet homme va détruire votre âme », affirmation qui corrobore l'idée selon laquelle il avait constaté la faiblesse de Yonoï lors de la scène des fleurs (voir ci-dessus la première image).

vendredi 7 décembre 2012

10. Echec et désespoir de Lawrence

Lawrence s'assoit face à Yonoï, Hara est placé, à l'écran, entre les deux hommes. C'est en effet lui qui va jouer le rôle du médiateur : d'abord directement comme va l'annoncer Yonoï (changement de statut des futurs défunts pour permettre d'aider leurs familles) mais aussi indirectement (foreshadowing sur le rôle que Gengo Hara jouera dans le twist qui aboutira à la survie de Lawrence) 
Gengo Hara arbitre la situation. On ne le sait pas encore mais sa position d'entre-deux convient parfaitement au personnage dans lequel les deux cultures ont fusionné de manière harmonieuse au cours du film. 

Yonoï annonce à Lawrence sa mise à mort prochaine dans un over-the-shoulder-shot pendant lequel on voit simultanément la réaction de colère émergeant de Lawrence et l'immobilité parfaite du japonais, signe de son profond détachement vis à vis de la gravité de sa décision. Nous apprenons que Hara, d'une manière analogue à celle qu'il emploie avec ses propres soldats « suicidés », a permis d' « aménager » la mort de Lawrence à l'avantage de sa famille. Cette annonce montre le respect de Hara pour Lawrence, mais en même temps son repli en matière d'ouverture culturelle : la mort semble être toujours, comme au début du film, un honneur pour lui. Cette idée de repli est renforcée par la superposition de la prononciation du rituel qu'il n'interrompt pratiquement jamais tout au long de la scène. Il semble tellement illuminé que lorsque Lawrence détruit l'autel devant lequel il prie, il semble ne pas réagir et continue sa prière même sans son autel.

Le désespoir de Lawrence est montré avec un travelling suivi d'un zoom avant sur son visage qui finira stupéfait. La discussion superposée sur ces mouvement conduit à l'approbation explicite de Yonoï de préférer sacrifier un innocent par injustice que de n'avoir personne à punir. Cette scène marque la prise de conscience par Lawrence et par nous-même de l'échec définitif de sa tentative de « rendre raison » aux deux camps pour les réconcilier. Dans la scène suivante, Lawrence avouera qu'il « s'était trompé ». 

jeudi 6 décembre 2012

11. Souvenir de Celliers

Une voix d'enfant chante pendant que nous zoomons sur le visage de Celliers. Celui-ci est dans une position recroquevillée et fais des petits mouvements « nerveux » (comme celui de remuer sa bouche contre son avant-bras, ou celui de toucher sa veste au niveau du coude) quand il annonce qu'il va parler de son passé. Cette attitude peut nous laisser imaginer qu'il va s'agir de souvenirs douloureux, d'un traumatisme qui fait encore effet aujourd'hui. Nous apprendrons que c'est précisément cet épisode de sa vie qui peut expliquer sa conversion (esth)ét(h)ique. Quand Celliers regarde fixement « dans le vide », une séquence se situant dans une vaste flore s'ensuit. Cette succession nous laisse penser que cette séquence va être un flashback de son souvenir.

1er acte du souvenir

Cette vision d'un paysage fleuri semble évoquer un paradis perdu (flore chatoyante, paroles d'enfants chantées) : il va s'agir de l'enfance. Les hibiscus rouges sont là, et peuvent nous préciser que cela va se passer pendant la période de l' « éveil des sens » dont nous avons déjà parlée. La même voix chantante d'enfant reprend, nous voyons un personnage blond de dos et nous distinguons mal s'il s'agit d'un adolescent ou d'un jeune adulte : dans tous les cas, nous faisons le rapprochement avec Celliers, voire imaginons qu'il s'agit de lui. Le plan suivant met en raccord la chanson avec la voix personnage blond, c'est d'ailleurs au même moment que nous apprenons que cette chanson est diégétique et que le personnage est un enfant. S'agit-il de Celliers enfant ?

L'enfant appelle « Jack » puis le contrechamp montre en over-the-shoulder-shot depuis l'enfant un adolescent avec une forte ressemblance : il s'agit donc probablement de Jack Celliers avec son petit frère, mais aussi métaphoriquement de Jack à deux époques de sa vie.

La scène suivante montre un chant rituel dans une église. Tout le monde chante à peu près selon une forme sonore correcte. Le curé part du fond vers nous et, lorsqu'il passe devant nous, une voix d'homme chantant de manière forcée s'élève : le raccord entre le mouvement du curé et cette nouvelle voix nous laisse penser qu'il s'agit de la sienne. La caméra décadre vers la droit, et la voix d'enfant de tout à l'heure commence à chanter en même temps que l'enfant blond apparaît dans le champs. Celle-ci contraste avec toutes les autres en ceci qu'elle chante très juste.
L'enfant dit à Jack : « écoute comme ils chantent faux ». En effet, et c'est assez flagrant lorsque l'on a entendu le curé « sur-chanter », les paroles chantées par tous ici-présents ne sont pas raccords avec leurs cœurs. Tous se contentent de prononcer des paroles parce que le protocole l'exige, parce qu'il s'agit d'obéir à la tradition, mais le sens du message qui est prononcé n'est pas pris en compte. Tous ces gens semblent chanter en pensant à autre chose, bien que la forme sonore soit assez juste. Jack est quant à lui dans une position intermédiaire : il chante faux, mais à l'unisson de son cœur. Il semble au milieu d'un processus de socialisation qui commence par déformer sa voix avant de s'attaquer bientôt à son âme.

Dans la scène suivante, Jack va protéger (en se sacrifiant) son petit frère des enfants dont il s'est moqué à l'église. La bastonnade aura raison de Jack en donnant le coup de grâce à son innocence. Il a désormais rejoint le troupeau comme en témoigne le reproche qu'il fait ensuite à l'enfant. Ce dernier s'en rend d'ailleurs compte en pensant que désormais Jack le déteste « comme les autres ».

2ème acte du souvenir



La scène suivante poursuit le flashback. Etrangement, Jack est devenu un adulte dans la force de l'âge tandis que son frère n'a pas du tout vieilli. Il semblerait que l'épisode précédent ait fait passer Jack à l'age adulte : l'âge où l'on devient un rôle à part entière dans la société. La petit frère de Jack quant à lui a conservé son innocence, d'où son apparence à l'écran sous la forme du même enfant, apparence permise par le statut de « souvenir » des images. Les deux personnages sont vêtus de manière identique. Seulement, à la manière dont les paroissiens arboraient des fausses-paroles dans leurs chants, Celliers revêt un chapeau d'esthète qui ne lui correspond plus, et l'enfant est mal à l'aise dans son uniforme. Cette similitude vestimentaire renforce la thèse selon laquelle il s'agirait de la même personne à deux stades de sa vie, du moins métaphoriquement. Cela permet la mise en contraste de deux époques d'une même vie : l'une avant la transformation sociale qui s'impose à l'individu, l'autre après. Ainsi, on peut penser que le réalisateur veut nous présenter son point de vue sur les effets du processus de normalisation sociale.

Jack est devenu un « cadre » de l'école, l'un des meilleurs élèves et parmi les plus populaires, il planifie avec ses camarades, pendant une partie de billard, sport élitiste en vogue dans les hautes classes sociales, le bizutage des nouveaux, autrement dit le processus d'intégration aux normes tel qu'il est mis en place dans les collèges et les lycées. Quand il s'agit de faire dispenser son petit frère du bizutage, Jack adopte un point de vue déontologique et refuse : il n'y a pas de raison valable en référence aux règles qui ont lieu dans cette organisation sociale, donc hors de question de l'exempter. Ce comportement montre qu'à ce stade, Jack a incorporé les normes de la société au point de les exercer et les propager. On peut penser qu'il ne les instrumentalise pas seulement pour sa réussite personnelle, qu'il les célèbre aussi comme des valeurs et veut qu'elles transforment son propre frère en le faisant passer de l'innocence de l'enfance à la non-individualité sociale, mais ce n'est pas le cas : le Celliers en train de se souvenir commente qu'il a laissé son petit frère seul face aux fauves en raison de la conservation de sa propre position sociale, c'est donc au nom de l'individualisme que Jack a agit. Nous constatons que la critique générale du film à l'encontre de l'endoctrinement social prend ici un autre aspect. Alors que la société japonaise, par l'intermédiaire de son armée, se voit reprochée le sacrifice de l'individu pour la communauté, la société occidentale, par l'intermédiaire de ses institutions de sélection, se voit reprocher l'instrumentalisation sociale pour servir des intérêts individuels. Dans tous les cas, qu'il s'agisse de se faire hara-kiri ou de sacrifier son propre frère, c'est toujours d'un comportement pour échapper à la honte qu'il s'agit, c'est à dire pour conserver une position sociale. Au moment où Jack sacrifie son propre frère sur l'autel de la communauté, un mouvement de caméra le place au centre en même temps qu'il zoome sur son visage, nous invitant à constater la transformation du personnage depuis qu'il est « devenu vieux » et qu'a repris les traits de l'acteur David Bowie.

Le bizutage humilie le frère de Celliers et gomme l'aspérité qui le faisait sortir du lot, à savoir sa voix : celui-ci ne chantera plus jamais, comme nous l'annonce Jack Celliers après le flashback, le visage éprouvé par la sueur et la gorge nouée. Il semble fort que cet épisode soit le traumatisme qui a motivé sa conversion éthique. Celliers raconte ensuite les événements qui ont suivi. Ceux-ci montrent l'efficacité des processus de normalisation sociales puisque son frère est devenu simple fermier (et donc s'est noyé dans la masse) et que Jack est allé au bout de ses ambitions sociales (il organisait son comportement social dans ce but). Néanmoins, ses émotions ont eu raison de son ambition, et il a fini par se juger comme « absolument rien » et à vouloir en finir en se « jeter » dans la guerre avec « soulagement ».

mercredi 5 décembre 2012

12. Survenance et life-lesson

Nous approchons des 1h30 de film, soit le format standard des films mainstream. Nous pouvons imaginer une fin pessimiste imminente : résignation de Lawrence qui n'a plus de cartouches, confessions de Celliers qui s'effondre psychologiquement, Gengo Hara qui semble être retourné dans un dogmatisme encore plus profond qu'au début du film et Yonoï qui assume, après une période de doute, la totalité des injustices (menant jusqu'à la mort) du système auquel il participe.

Le réalisateur a préparé une sorte feinte de twist, celui-là même qui est inscrit dans le titre du film (« Merry Christmas Mr. Lawrence ») et qui était esquissé dès la musique du générique du film. A la manière dont celle-ci contrastait avec la pesanteur des pas de Lawrence qui cherchait à remédier au conflit par la voie de la raison, c'est avec la compréhension des symboles d'autrui que va venir le salut, chose qui ne peut se faire qu'avec la sensibilité, par communication empathique.

SCENE CHARNIERE DU FILM


En effet, sur fond de cette même musique, Gengo Hara montre qu'il s'est approprié l'esprit d'une fête occidentale : le père noël, et amnistie Lawrence en vertu de cet esprit. On sait par ailleurs que le père noël tel qu'il est fêté à cette époque est en quelque-sorte la conséquence d'une campagne de publicité de Coca-cola datant de la fin du siècle précédent, et donc que sa symbolique telle qu'elle est assimilée par Gengo Hara est celle d'une société occidentale contemporaine (et non-pas celle d'un éventuel noyau ancestral commun aux deux cultures). Dès lors, on peut penser que le film postule la communicabilité émotionnelle entre les cultures d'une part comme possible et d'autre part comme solution possible aux conflits.
Hara est placé au centre, installé derrière le bureau. À sa gauche, un sabre traditionnel, à sa droite une bouteille (probablement d'alcool puisqu'il avouera avoir été ivre un peu plus tard). Hara, en pleine transformation éthique depuis le début du film, fait la part des choses entre d'un côté les coutumes japonaises qui l'ont bercé dans l'ordre et la discipline, et de l'autre le culte dionysien, aspiration au divin propre au berceau occidental qui tend vers l'affranchissement et la suppression des interdits et des tabous, qui incite aux défoulements et à l'exubérance. On peut imaginer combien cette décision de sauver l'anglais pour les raisons avancées peut témoigner de cette exubérance au sein d'un ordre militaire japonais présenté comme très rigide depuis le début.

Dès lors, doit-on considérer cet épisode comme survenant par une sorte de miracle ou comme l'aboutissement d'une chaîne de causalité dont nous avons exprimé tout au long de notre description les maillons possibles? Il semblerait que ce soit un peu des deux, et chacun jugera de la pondération de l'un par rapport à l'autre.

Avant d'annoncer la bonne nouvelle, nous ne savons pas pourquoi Hara a convoqué les deux anglais. Le suspens est maintenu en filmant alternativement les deux anglais ensembles avec en contrechamp Hara qui laisse planer le doute en jouant avec le langage. Hara annonce la bonne nouvelle, une tomate rouge croquée à la main. En fond se déroule la musique du générique de début, quand Lawrence marchait sans grand espoir pour trouver un accord du côté des japonais. Les champs/contrechamps s'arrêtent et les personnages sont réunis à l'écran. Au tempo grave et lourd de cette musique était superposés des accords aigus qui laissaient peut-être entendre une voie différente et plus légère que celle empruntée par Lawrence. Le rappel de cette musique à ce moment précis peut vouloir nous indiquer que c'était ce genre de solutions qui allait être proposé par le film pour concilier des personnages aussi différents, solution ineffable (car basée sur une relation dialectique émotionnelle) qui nécessitait d'être montrée pour être démontrée, et dont le film semble s'être évertué à transmettre par l'image-mouvement.
Hara croque une tomate mûre
Un des plans suivants montre plusieurs tomates devant Hara : certaines vertes, d'autres un peu plus mûres. « (…) Dionysos, à considérer l'ensemble de son mythe, symbolise l'effort de spiritualisation de la créature vivante à partir de la plante jusqu'à l'extase » nous dit le Dictionnaire des symboles de J. Chevalier et A. Gheerbrant. En forçant un peu l'interprétation, on peut y voir une représentation symbolique de la maturation éthique et spirituelle de Hara.
Devant lui, des tomates à différents stades de maturation
La scène suivante se situe au même endroit. Yonoi remplace Hara dans la position du chair-man, ce dernier étant introduit dans le champ de la même façon et en même temps que les anglais. Comme eux, il est situé face à Yonoï qui se trouve de plus en plus isolé. Hara répond de ses acte et avoue qu'il a fait un choix éthique : il a décidé de lui-même d'annuler la condamnation à mort de Lawrence, du fait que le véritable coupable ait été démasqué. Or, la procédure lui réclamait d'en avertir son supérieur pour que ce soit lui qui en décide. Cette largesse avec la règle n'est pas anodine puisque l'on a vu plus tôt d'une part l'attachement rigoureux des japonais à appliquer la procédure (et ce même en cas d'injustice) et d'autre part l'importance que prend pour eux le dévouement et la subordination totale de leur propre personne à l'institution.

Le rôle protecteur de Hara envers les anglais est suggéré dès son apparition à l'écran : quand il ouvre la porte pour les faire entrer, il semble adopter un comportement d'éclaireur en scrutant d'abord l'intérieur de la pièce comme si il cherchait à prévenir ses hôtes d'éventuels dangers qui s'y trouveraient. Il leur fait signe d'entrer quand il semble estimer que la voie est libre.

De la fumée émane d'un petit récipient. Quand Yonoï est en gros plan, elle semble sortir de l'arrière de son crâne : le désordre entraîné par une raison qui a de plus en plus de mal à contrôler les instincts d'un corps qui lui échappe a enclenché une surchauffe du cerveau. Le monde phénoménal semble submerger le monde nouménal dans la personne de Yonoi. 

Mais si Yonoï peut accepter ce choix éthique, il doit rester ferme envers les anglais sur un point tout autre : celui d'exiger d'Hicksley qu'il coopère au sujet des agents spécialistes de l'armement. Malheureusement, celui-ci est toujours aussi hermétique et continue de réciter des morceaux de règlement, manifestant son refus. Ce genre d'attitude égocentrée, hermétique à toute façon de vivre selon des valeurs différentes (et qui est un reproche souvent adressé aux anglo-saxons), est montrée du doigt par le réalisateur qui en fera le point de non-retour tragique du film.

En coulisse, après que les anglais aient quitté la pièce, Yonoï montre son approbation envers la décision de Hara en lui offrant une cigarette. Il se met lui même à fumer une cigarette, chose qu'il refusait au début du film (juste avant le procès). Ce comportement peut être interprété comme l'adoption d'un habitus occidental puisqu'il semble, en plus d'être à l'époque une mode surtout occidentale (la cigarette), s'opposer au concept d'utilité sociale que prescrivent les conventions japonaises depuis le début du film. 

mardi 4 décembre 2012

13. Intimidation et retournements de situation

La mise en scène au sens propre du passage se calque avec la mise en scène dont font preuve les japonais pour intimider les prisonniers anglais, ceci dans le but de les faire parler. Ainsi, les mouvements de caméra panoramiques qui filment le déploiement des soldats japonais reflètent l'ampleur des moyens mis en œuvre par ces derniers pour simuler la menace d'un massacre intégral. Ils sont appuyés par une musique instrumentale aux sonorités apocalyptiques (qui rappelle entre-autres celle de Terminator ou de la scène de fin de Full Metal Jacket) dont certaines distorsions miment le bruit de tirs.



Un over-the-shoulder-shot à partir de Yonoï qui somme Hicksley de venir le rejoindre montre par l'image-mouvement la distance qui sépare les deux hommes et symbolise en même temps le fait qu'ils sont loin de pouvoir se comprendre où même de pouvoir communiquer. En arrière plan, et donc derrière Hicksley, on aperçoit la quasi-intégralité des prisonniers. Cela peut montrer par l'image que c'est Hicksley qui en a la responsabilité mais également que leur destinée dépend de l'issue de la discussion qui va avoir lieu entre lui et l'officier japonais.


Le résultat de cette non-coopération entre un officier japonais qui applique les procédures à la lettre et un officier anglais qui ne cherche même pas à négocier (il est raisonnable de penser qu'il pourrait par exemple tenter de communiquer à l'ennemi des motifs raisonnables pour modifier ses décisions, ce que les japonais ont besoin pour peut-être adapter la règle) est un long passage où les éclopés viennent rejoindre laborieusement les autres. La grande durée de la marche associée à la faible distance à parcourir font que l'image-mouvement souligne d'une part l'absurdité des conséquences du désaccord par rapport à son mobile (pourquoi en effet vouloir menacer des soldats déjà à moitié morts, qui pourraient d'ailleurs vouloir cela pour se libérer de leurs souffrances) et d'autre part la cruauté des conséquences que peuvent avoir les conflits entre personnes de mauvaise foi (l'anglais qui refuse d'avancer des raisons du fait qu'il méprise son ennemi) et instrumentalisées (le japonais qui doit faire appliquer la loi coûte que coûte). Par extension, l'équipe du film peut vouloir figurer en même temps sa vision des conséquences des conflits idéologiques et de la totalitarisation entendue comme un contrôle complet de l'individu sous tous ses aspects même les plus intimes. Sa position est renforcée par le fait qu'elle clôture la séquence par le décès de l'un de ces prisonniers, ce qui laisse suggérer que cette forme de comportement mène subrepticement (par extrapolation) à la mort.

Le caractère absurde et scandaleux est redoublé par la juxtaposition de l'affirmation de Yonoi (celui-ci déplore avec emportement, d'après ses préjugés rationnels, que les soldats blessés simulent) et l'évidence de la souffrance qui succède et s'offre à ses yeux. Ainsi, le long et lent passage en revue des visages des soldats anglais en même temps souffrants et dignes (ce mélange dégageant une impression de sincérité) semble vouloir susciter chez le spectateur un sentiment d'aberration en mobilisant conjointement son jugement (en couplant méthodiquement des plans exprimant la position morale de Yonoï avec d'autres montrant la souffrance afin de présenter la situation de manière à suggérer un lien de cause à effet) et son pathos (par empathie face à la vision des blessés). L'implication éthique du spectateur est très forte : les blessés fixent pratiquement dans sa direction (juste à côté). Ils regardent sûrement Yonoï dans l'attente de sa réaction. Le spectateur par l'intermédiaire de l'endroit où est placée la caméra se retrouve comme si il figurait aux côtés de Yonoï, et donc comme si il collaborait avec lui. Le spectateur est alors interpellé et responsabilisé: « Même si vous n'agissait pas, vous avez toujours une position, et celle-ci ne peut jamais être neutre. Ne rien faire est déjà un choix éthique auquel vous ne pouvez pas échapper et qui implique des conséquences. » semble dire la séquence.

Les éclopés fixent Yonoï, situé juste à côté de la caméra, et donc de l'oeil du spectateur
Yonoï, affecté, fait un choix éthique en quittant les lieux : il s'avoue temporairement vaincu et reconnaît l'échec de sa manœuvre (ce qui n'est pas une chose moindre quand on sait qu'il n'hésitait pas à justifier un sacrifice humain au nom de la conservation de l'ordre). Mais Hicksley lui lance un ultime affront en l'interpellant pour lui annoncer la mort d'un soldat. Hicksley montre ainsi qu'il impute l'entière responsabilité de ce décès à Yonoï, et qu'il n'estime pas lui-même avoir joué un rôle (par son refus catégorique de coopérer même sur des points non-essentiels du déroulement de la guerre et qui auraient améliorer les conditions de vie de ses camarades) dans cette mort : Hicksley est lui aussi aveuglé, d'une manière différente mais aussi forte.

Cette surenchère de la part d'Hicksley dénote son implication dans la succession tragique des événements. Pour montrer qu'il a pourtant eu une chance de faire le bon choix, on assiste à une scène qui commence par un passage identique presque en tout point à celle dont nous disions «qu'un over-the-shoulder shot à partir de Yonoï qui somme Hicksley de venir le rejoindre montre par l'image-mouvement la distance qui sépare les deux hommes et ainsi symbolise le fait qu'ils sont loin de pouvoir se comprendre.». La répétition de ce début scène associé à un déroulement différent montre qu'Hicksley n'a pas su gérer la situation de manière à protéger ses troupes, d'autant qu'entre temps Yonoï avait semblé s'être résigné, ce qui pointe encore du doigt la responsabilité d'Hicksley en ajoutant encore d'autres dominos à son effigie dans la chaine de causalité.

Hicksley se voit offert une ultime deuxième chance. La situation est encore plus critique, et à l'arrière-plan de tout à l'heure se trouvent ajoutés les éclopés et le récent défunt. Sa mort ne jouera pourtant pas un bien grand rôle car Hicksley, qui ne s'estime pas du tout responsable de ce qui arrive, maintiendra son entêtement : ceci constitue le point de non-retour tragique du film. Il se condamne en effet lui-même à mort : c'est un sacrifice sous prétexte d'intégrité. Hicksley a montré qu'il considérait que son comportement, pour être loyal envers sa patrie, devait être une application stricte du règlement (point commun qu'il partage dans une certaine mesure avec les japonais), autrement dit une attitude morale figée incompatible avec une adaptation éthique. Ainsi, alors que les japonais semblaient de prime abord rigides moralement, ils ont fait preuve de qualités éthiques tout au long du film, comme si ils étaient, dans le fond, plus éthiques que moraux. A l'opposé, les anglais, par l'intermédiaire d'Hicksley, qui étaient présentés comme éthiques (Hicksley a réagi à plusieurs reprises à la souffrance des blessés), ont montré qu'il étaient dans le fond encore plus dogmatiques moralement dans les situations critiques que leurs opposants.